Julie KRUDENER
KRUDENER ou KRUDNER (Julie ou Valérie de WITTINGHOFF, baronne de), femme d’un gentilhomme livonien, qui fut ambassadeur de Russie à Madrid, à Copenhague et à Berlin, et qui mourut dans cette dernière ville en 1802, se fit la réputation d’illuminée ou d’enthousiaste. Née en 1766 à Riga en Courlande, d’une famille noble et opulente de cette contrée de l’empire russe, elle était fille du baron de Wittinghoff, gouverneur de cette ville, et arrière petite-fille du célèbre maréchal Munich. Son père la conduisit à Paris à l’âge de 9 ans, et sa maison devint le rendez-vous des plus célèbres philosophes du jour, parmi lesquels on comptait alors Diderot, d’Alembert, Helvétius et Grimm. A l’âge de 14 ans, elle était citée comme un modèle de beauté et d’esprit : mais on remarquait déjà en elle un caractère ardent et une imagination exaltée. Mariée au baron de Krudener, elle le suivit dans différents voyages, notamment à Venise où celui-ci resta plusieurs années comme ambassadeur . Une passion fatale qu’elle inspira au secrétaire de légation de son époux fit alors beaucoup de bruit. Le malheureux jeune homme, n’osant avouer l’état de son cœur, ou n’espérant p as de retour, quitta la maison de l’ambassadeur et se retira dans les montagnes de la Suisse où il mourut de consomption. Mme de Krudener avait des mœurs légères mais au fond exemptes de blâme ; elle avait un amour propre assez vain pour désirer de faire des conquêtes et elle se plaisait même à en faire l’énumération. De là une foule d’aventures romanesques dont on trouve les détails dans le roman publié par elle sous le titre de Valérie ou Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G… Paris, 1803, 3e édition 1805, 2 volumes in-12, ouvrage qui a eu depuis une continuation (voir le tom. 30 des Œuvres du Prince de Ligne. En 1791 elle était mère de deux enfants lorsque son époux rompit avec elle par un divorce. Au commencement de la Révolution française elle séjourna dans le midi de la France. Elle voyagea ensuite en Allemagne, en Suisse, en Italie, et elle était à Berlin en 1805 : elle avait été admise à l’intimité de la reine de Prusse, et elle fut témoin de la mort de cette malheureuse princesse. Cet événement fit sur elle une forte impression, et elle se jeta tout à coup dans l’enthousiasme religieux le plus exagéré. Disciple d’un visionnaire allemand, elle commença ses excursions à Heidelberg en 1815 ; chassée du royaume de Wurtenberg, elle eut le même sort dans le duché de Bade. En 1814, elle suivit à Paris l’empereur Alexandre qu’elle appelait l’oint du Seigneur, et qu’elle regardait comme choisi d’en - haut pour être le régénérateur du monde. Mme Krudener prophétisait, et, il faut le dire, parmi ses prophéties, il y en eut qui s’accomplirent ; par exemple, la chute de Bonaparte, son retour de l’île d’Elbe et les événements de Waterloo. La nouvelle prophétesse reprit ses prédictions après avoir quitté Paris. Elle s’était associée un ministre de Genève nommé Empeytaz. En entrant en Suisse, elle s’arrêta à Bâle, et logea à l’auberge du Sauvage, où elle forma des exercices spirituels. Ces exercices, commencés d’abord dans sa chambre furent transportés dans la grande salle de l’auberge, qui pouvait à peine contenir les auditeurs, dont le nombre augmentait de jour en jour. Après une longue oraison mentale, M. Empeytaz récitait une prière, suivie d’un discours qui terminait une autre prière que les assistants faisaient à genoux. Quand on avait fini cet acte préliminaire de piété, quelques uns obtenaient une audience particulière de Mme de Krudener,que l’on apercevait souvent au fond de plusieurs chambres sombres, à genoux, en habit de prêtresse.Les exercices publics, et surtout les conférences particulières, parurent suspects aux autorités, qui en défendirent la continuation. Elle se rendit alors dans le canton d’Arau, où elle forma un grand nombre de prosélytes. Les paysans désertaient leurs campagnes et venaient écouter les prédications ; à ceux-ci se réunissaient une foule de mendiants et de vagabonds ; on remarquait aussi des curieux et des spéculateurs politiques, qui venaient examiner quel parti ils pourraient tirer de l’enthousiasme qu’excitait la sibylle russe. Mais tous ces rassemblements inquiétèrent à la fin les gouvernements suisses, et la prophétesse reçut l’ordre de quitter le pays. M. Empeytaz, qui commençait à craindre pour sa sécurité personnelle, se sépara de Mme de Krudener : elle n’en continua pas moins ses voyages mystiques. Quand elle était expulsée d’un canton, elle passait dans un autre, entraînant à sa suite plus de trois cents personnes, la plupart couvertes de haillons. Elle faisait souvent des haltes, au milieu des bois, sur le haut des montagnes, où, debout sur une pierre,elle catéchisait ses dévots et distribuait des secours aux plus pauvres, sans que le froid le plus rigoureux, la neige, la pluie, lui fissent interrompre ses prédications. Elle occupa quelque temps une maison près de Lucerne, et l’on remarqua qu’elle y recevait beaucoup de lettres qui n’arrivaient pas par la poste, mais par des messagers qui venaient souvent de pays très éloignés. En peu de temps, elle dépensa en Suisse plus de dix mille florins, et, avant de quitter ce pays, elle reçut des lettres de change pour toucher de grosses sommes. Forcée à Schaffouse de sortir de la ville, elle se rendit à pied à Randegg, amis au milieu de la nuit, la bailli de Rodolphell lui ordonna de partir le lendemain avec tout son cortège. La nouvelle de l’arrivée de Mme de Krudener s’était répandue en peu de temps dans tout le pays, et avant le jour,plusieurs personnes étaient arrivées de Bandegg, en voiture, à cheval,ou à pied, et toutes demandèrent à voir et entendre la prophétesse. Mme de Krudener, à peine sortie de son lit, prit son costume de prêtresse, enveloppa une baguette d’une manière mystérieuse, et, après avoir fait mettre à genoux tous les siens et les nombreux étrangers, se promena au milieu d’eux en agitant la baguette, et menaça trois fois, du courroux du ciel, le bailli et un monde corrompu et impénitent. Après cet anathème et ces remontrances, la procession se mit lentement en marche vers Rodolphell, où elle arriva à dix heures. Le bailli , étonné de cette audace, et voyant tout ce monde qui était venu à la suite de Mme de Krudener, se transporta chez elle, et lui demanda où elle voulait aller avec ce cortège. Une conversation très vive s’établit entre eux ; le bailli la termina en lui signifiant l’ordre de partir. Mme de Krudener n’en fit aucun cas, et, le lendemain, toutes les auberges étaient encombrées de nouveaux voyageurs qui étaient venus entendre la sibylle : elle commença son sermon à l’aube du jour, se plaignit des persécutions qu’elle essuyait ; elle n’oublia pas de placer le bailli parmi ses persécuteurs. Forcée enfin de partir, elle fit donner deux écus neufs à l’administrateur de la paroisse (sa bourse était épuisée en ce moment) : mais les pauvres crurent qu’elle avait donné cent louis, et furent sur le point de saccager la maison de l’administrateur. Elle erra encore dans divers cantons, d’où elle fut également expulsée. Ne pouvant plus trouver en Suisse un seul pays qui voulût lui donner asile, elle pénétra en France et se présenta à Colmar ; mais les autorités lui en interdirent l’entrée. Mme de Krudener parcourut encore quelques pays, et on la repoussa de toutes parts.Elle était devenue un ennemi redoutable pour tous les gouvernements, et il est curieux de voir tous les souverains se réunir contre une faible femme dont ils croyaient à voir à craindre l’ascendant. En effet, dans les proclamations imprimées qu’elle publiait tout en parlant d’amour divin et de charité elle paraissait exciter les peuples à la révolte.Restée seule, abandonnée par ses prosélytes, elle trouva une retraite à Sackingen, dans le grand duché de Bade, où elle était étroitement surveillée. Forcée pour la troisième fois de sortir de ce pays, Mme de Krudener retourna en Russie. Elle trouva un instant de repos dans l’une des terres qui lui restaient encore près de Riga. Ses communications sympathiques avec les frères moraves l’y retinrent d’abord : elle forma ensuite le projet d’aller fonder en Crimée un établissement chrétien de correction, pour les criminels et les pêcheurs. Elle mourut à Karason-Bazar, le 25 décembre 1824. Outre son roman de Valérie, Mme de Krudener a publié une brochure intitulée le camp des vertus, Paris et Lyon, 1815, in-8°. Son adepte principal, M. Empeytaz, est devenu le chef de l’association dirigée en Suisse sous le nom de momiers ; un autre de ses disciples, M. Liedner, a publié un ouvrage intitulé : Macbenac, en faveur des opinions de Mme de Krudener. Peu de temps auparavant, le professeur Krug avait fait paraître ses Entretiens avec Mme de Krudener, Leipzig, 1818. Enfin M. Marignié en publié en 1817, une brochure in-8°, sous ce titre : Sur Mme de Krudener, en réponse à l’article sur cette dame, et contre M. de Bonald, inséré dans le Journal de Paris, n° du 30 mai 1817.On trouve une lettre de Mme de Krudener à Bernardin de Saint-Pierre, parmi celles qu’on a jointes à l’édition des Œuvres de cet écrivain, publiées en 1821, par M. Aimé-Martin.